Maisons à Lectoure
Bonjour,
Je suis passée l'autre jour à Lectoure, dans le Gers, et suis allée visiter l'atelier qui a remis au goût du jour le pastel des teinturiers. Comme vous le savez, je suis passionnée par les couleurs et ne pouvais pas manquer cette occasion d'en savoir un peu plus sur cette plante qui produit un bleu qui ressemble à celui du ciel.
Atelier et boutique "Bleu de Lectoure" à Lectoure
Le pastel des teinturiers, Isatis tinctoria, est une plante bisannuelle de la famille des Brassicaceae comme les choux, les radis, la roquette ou le colza. Elle pousse de façon spontanée dans la plupart des régions tempérées du globe. C'est une plante érigée qui porte une rosette de feuilles basales. Sur la tige s'étagent des feuilles plus petites. Isatis tinctoria fleurit en avril, mai. Les fleurs, groupées en grappes sont de couleur jaune.
Isatis tinctoria
Isatis tinctoria
Rosette de feuilles basales d'Isatis tinctoria
Utilisation du pastel comme plante tinctoriale
Le pastel des teinturiers ou Isatis tinctoria ou guède (ou gesde ou waide) était utilisé surtout comme plante tinctoriale en France. Seules les feuilles de la plante étaient utilisées.
La matière colorante n'existe pas en tant que telle dans les feuilles qui contiennent un précurseur, l'isatan B qui a la propriété de produire de l'indoxyle. L'association de deux molécules d'indoxyle entrant en contact avec l'oxygène de l'air produit le pigment bleu.
Les feuilles récoltées à maturité (quand elles commencent à se border de brun et de violet) étaient lavées puis mises à sécher dans un endroit aéré pour éviter qu'elles ne pourrissent. Elles étaient ensuite broyées dans des moulins pasteliers.
Moulin pastelier
La pâte obtenue était mise en "coques" ou "cocagnes" d'environ 15 cm de diamètre (qui ressemblaient aux coques d'indigo mais avec un diamètre supérieur) qu'on laissait ensuite sécher plusieurs mois dans des séchoirs ou en plein air, dans des paniers en osier en haut de mâts dont on enduisait la base de graisse pour mettre les cocagnes hors de portée des voleurs (d'où l'expression "mâts de cocagne"). Séchées, les cocagnes pouvaient alors être stockées et conditionnées pour l'exportation.
Coques d'indigo
Plus tard, on les écrasait et on les mouillait avec de l'eau sale et de l'urine humaine pour déclencher une nouvelle fermentation. La pâte granuleuse obtenue s'appelait l'agranat et servait de base aux teintures.
C'est l'oxydation à l'air du jus verdâtre extrait de la pâte fermentée qui permettait d'obtenir le bleu pastel, de grande tenue à l'eau et au soleil.
Toutes ces manipulations demandaient de nombreux mois de travail et employaient une importante main d'œuvre.
Aujourd'hui, la préparation de la teinture a été simplifiée mais elle n'en reste pas moins délicate.
Le pastel est utilisé aujourd'hui pour teindre les étoffes.
Tissus teints au bleu de Lectoure
Le pastel est employé aussi en décoration. Autrefois, les paysans récupéraient le fond des cuves de fermentation pour peindre les voûtes des églises, les portes, les charrettes (d'où le nom de "bleu de charrette" encore utilisé aujourd'hui). Cette peinture était fongicide et avait le pouvoir de repousser les insectes. A l'heure actuelle, de nombreuses peintures et lasures sont fabriquées avec le pastel et l'on peut voir, surtout dans la région de Lectoure, de nombreuses maisons dont les menuiseries sont peintes en bleu. Ces peintures, très résistantes, peuvent aussi être utilisées sur d'autres supports que le bois.
Maisons à Mas d'Auvignon (Gers)
Rue à Terraube (Gers)
Volet peint au pastel
Restaurant-librairie à Lectoure
Mur et charrette peints au bleu de Lectoure
Le pastel est aussi utilisé pour les Beaux Arts : aquarelles, peintures à l'huile, encres, bâtons de pastel.
Histoire du pastel
Le pastel ou Isatis tinctoria est connu pour ses propriétés tinctoriales depuis le néolithique. La maîtrise de la teinture au pastel est attestée dans plusieurs sites. Des analyses chimiques réalisées à partir de fragments textiles et de fibres témoignent de l'usage d'Isatis tinctoria au moins à partir du VIe siècle avant J.C., notamment au Danemark, en Autriche, en Allemagne, en France et en Italie (Zech-Matterne V. La guède (isatis tinctoria L.), une plante cultivée durant l'âge de fer, en Gaule? 2010).
Les Égyptiens l'employaient comme plante tinctoriale et teignaient au pastel les bandelettes dont ils emmaillotaient leurs momies. Les Grecs et les Romains l'utilisaient pour ses propriétés médicinales, comme anti-inflammatoire et cicatrisant. Les Romains dédaignaient les étoffes teintes au pastel dévolues aux vêtements de travail des artisans et des paysans. De plus, ils associaient la couleur bleue aux ennemis, les Barbares celtes et germains, qui usaient des propriétés tinctoriales de la plante pour se colorer la peau lors de certaines cérémonies religieuses. "On donne dans la Gaule le nom de glastum à une plante semblable au plantain : les femmes et les filles des Bretons s'en teignent le corps, et noires comme des Éthiopiennes, paraissent, nues, dans certaines cérémonies religieuses." (Pline l'Ancien, Naturalis historia, XXII, 2). Aux dires de César (Guerre des Gaules), les Barbares se teignaient la peau du visage et du corps avec du pastel avant de livrer bataille, ce qui leur donnait une allure fantomatique qui terrifiait les légions romaines (qui avaient "une peur bleue").
Isatis tinctoria était aussi employée dans l'Antiquité pour la peinture murale (Vitruve, De Architectura, VII, 14-2).
Durant le haut Moyen-Âge, le bleu reste une teinte marginale mais, au début du XIIe siècle, une évolution s'amorce, portée par l'adoration croissante de la Vierge. Le dieu des Chrétiens devient un dieu de lumière. Et la lumière est bleue. La Vierge habite le ciel et on la revêt donc d'un manteau bleu.
Statue de la vierge - Cathédrale de Lectoure
Puisque la Vierge s'habille de bleu, le roi de France le fait aussi. Philippe-Auguste puis Saint-Louis sont les premiers à adopter cette couleur. Les seigneurs s'empressent de les imiter et le désir de bleu gagne peu à peu toute la société (Michel Pastoureau - Bleu. Histoire d'une couleur, Paris, Le Seuil, 2000). L'essor du bleu s'accompagne de celui des teintures végétales qui permettent de l'obtenir et notamment de celui du pastel appelé aussi guesde ou guède ou waide. Les techniques tinctoriales progressent de manière décisive, permettant enfin de teindre dans des bleus francs et solides.
Les conséquences économiques sont énormes. La demande de guède devient industrielle. Au XIIIe siècle, le pastel est cultivé à grande échelle en Allemagne (en Thuringe), en Italie (en Toscane) et en France (en Normandie et en Picardie). Amiens est devenue très prospère à cette époque grâce au commerce de la guède (appelée aussi "bleu d'Amiens") utilisée pour la teinture des draps. Ce sont les dons des négociants enrichis par la plante qui ont permis la reconstruction de sa cathédrale incendiée en 1218 à partir de 1220.
Au XIVe siècle, la culture se répand en Languedoc et est à l'origine de la prospérité de l'Albigeois, du Lauragais et de Toulouse aux XVe et XVIe siècles. La région, que l'on appelle le "Pays de cocagne", devient le plus grand grenier à pastel de tout le continent. L'"or bleu" fait la fortune des négociants toulousains comme Pierre d'Assézat ou Pierre de Bernuy, qui se font construire de superbes hôtels particuliers dans la ville rose.
L'hôtel d'Assézat à Toulouse
Porte de l'hôtel de Bernuy (Lycée Pierre de Fermat) à Toulouse
Mais cette fortune aussi fulgurante qu'éphémère ne surmonte pas les incidents de l'histoire. Les guerres de religion et l'importation de l'indigo rapporté des Indes par les Portugais et les Espagnols mettent une fin à cet âge d'or. En 1569, on compte moins de 100 moulins pasteliers dans la région d'Albi et en 1701, malgré un réglement protégeant le pastel signé par le roi en 1699, on n'en dénombre plus que 60.
Au début du XIXe siècle, lors du blocus continental, l'indigo devient rare et très cher. Or, il fallait teindre en bleu les uniformes de la "grande Armée" qui se préparait à la campagne de Russie. Le pastel est alors réhabilité. Napoléon fait entreprendre des recherches qui permettent de diminuer le temps d'extraction de la poudre colorante. La région retrouve pour un temps la culture du pastel qui est abandonnée très vite avec le retour de la monarchie et... de l'indigo et disparait totalement à la fin du siècle avec le développement des teintures chimiques.
Aujourd'hui, le pastel est remis au goût du jour du fait de l'engouement pour les teintures naturelles et suite à l'obtention de nouveaux produits dérivés. Il est utilisé pour ses propriétés tinctoriales mais aussi en cosmétologie du fait des vertus dermatologiques de son huile. Ses propriétés médicinales sont reconnues, notamment par la médecine chinoise qui l'utilise pour traiter les infections virales, particulièrement celles des voies respiratoires supérieures, et comme anti-inflammatoire. Plusieurs essais in vitro et chez l'animal ont permis de confirmer ses propriétés et quelques études sont en cours chez l'homme. Isatis tinctoria est peut-être la plante du futur. L'avenir nous le dira.
A bientôt !